Nouvelle d'Italo Calvino, La grande Bonace des Antilles
Italo Calvino est un écrivain italien et un philosophe du XXe siècle, né à Santiago de Las Vegas (Cuba) le 15 octobre 1923 et mort à Sienne (Italie) le 19 septembre 1985, à l'âge de 62 ans.
Calvino est à la fois un théoricien de la littérature, un écrivain réaliste, mais aussi et surtout — pour le grand public — un fabuliste plein d'humour : sa production très riche fait de lui l'un des plus grands écrivains italiens de la période moderne.
D'abord attiré par la veine néoréaliste de l'après-guerre italienne, Calvino s'oriente ensuite vers la littérature populaire, en particulier vers l'univers de la fable, et devient membre de l'OuLiPo1. Dans la trilogie Nos ancêtres qui comprend Le Vicomte pourfendu (1952), Le Baron perché (1957) et Le Chevalier inexistant (1959), il exploite la veine fantastique en mêlant le cadre de la fable et l'allégorique. Il en ressort une morale qui est d’abord une invitation à la nuance, avec même un certain pessimisme dans le dernier roman. Le romancier continue d'ailleurs à traiter dans ses œuvres de la réalité quotidienne comme dans Marcovaldo, roman en deux parties paru en 1958 et 1963.
Parallèlement à l'écriture littéraire, Italo Calvino a collaboré à divers scénarios pour le cinéma.
Le mouton noir
Il était un pays où il n'y avait que des voleurs. La nuit, tous les habitants sortaient avec des pinces-monseigneur et des lanternes sourdes pour aller cambrioler la maison d'un voisin. Ils rentraient chez eux à l'aube, chargés, et trouvaient leur maison dévalisée.
Ainsi, tous vivaient dans la concorde et sans dommage, puisque l'un volait l'autre, et celui-ci un autre encore, et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'on arrive au dernier qui volait le premier. Le commerce, dans ce pays, ne se pratiquait que sous forme d'embrouille tant de la part de celui qui vendait que de la part que celui qui achetait. Le gouvernement était une association de malfaiteurs vivant au détriment de ses sujets, et les sujets, de leur côté, avaient pour seul souci de frauder le gouvernement. Ainsi, la vie suivait son cours sans obstacles, et il n'y avait ni riches ni pauvres.
Or, on ne sait comment, il arriva que dans ce pays on trouva pourtant un homme honnête. La nuit, au lieu de sortir avec un sac et une lanterne, il restait chez lui à fumer et à lire des romans.
Les voleurs arrivaient et s'ils voyaient la lumière allumée ne montaient pas.
Cela dura quelque temps, puis il fallut lui expliquer que s'il voulait vivre sans rien faire, ce n'était pas une raison pour ne pas laisser agir les autres. Chaque nuit qu'il passait chez lui, c'était une famille qui ne mangeait pas le lendemain.
L'homme honnête ne pouvait rien opposer à ces raisonnements. Il se mit, lui aussi, à sortir le soir et à revenir à l'aube, mais il n'était pas question de voler. Il était honnête, il n'y avait rien à faire. Il allait jusqu'au pont et restait à regarder l'eau couler. Il revenait chez lui et trouvait sa maison dévalisée.
En moins d'une semaine, l'homme honnête se retrouva sans un sou, sans rien à manger, la maison vide. Et jusque-là, il n'y avait rien de trop grave, car c'était de sa faute ; le malheur était que, de cette manière d'agir, naissait un grand bouleversement. Car il se faisait tout voler, mais pendant ce temps il ne volait rien à personne ; il y avait donc toujours quelqu'un qui, rentrant chez lui à l'aube, trouvait sa maison intacte : la maison qu'il aurait dû, lui, dévaliser.
Le fait est que, au bout de peu de temps, ceux qui n'étaient plus cambriolés devinrent plus riches que les autres et ne voulurent plus voler. Et d'autre part, ceux qui venaient pour voler dans la maison du l'homme honnête la trouvaient toujours vide ; ainsi devenaient-ils pauvres.
Pendant ce temps, ceux qui étaient devenus riches prirent l'habitude, eux aussi, d'aller la nuit sur le pont, pour regarder l'eau couler. Cela augmenta la confusion, car il y en eut beaucoup d'autres qui devinrent riches et beaucoup d'autres qui devinrent pauvres.
Or les riches comprirent qu'en allant la nuit sur le pont ils deviendraient pauvres en peu de temps. Et ils pensèrent : « Payons des pauvres qui iront voler à notre compte. » On rédigea les contrats, on établit les salaires, les commissions : naturellement, c'étaient toujours des voleurs, et ils cherchaient à se tromper mutuellement. Mais, comme à l'accoutumée, les riches devenaient de plus en plus riches et les pauvres toujours plus pauvres.
Il y avait des riches si riches qu'ils n'avaient plus besoin de voler ni de faire voler pour continuer à être riches. Mais s'ils s'arrêtaient de voler ils devenaient pauvres parce que les pauvres les dévalisaient. Alors ils payèrent les plus pauvres parmi les pauvres pour protéger leurs biens des autres pauvres, et ils instituèrent ainsi la police, et construisirent les prisons.
De cette manière, peu d'années après l'arrivée de l'homme honnête, on ne parlait plus de voler ou d'être volé, mais seulement de riches ou de pauvres ; et pourtant ils restaient toujours tous des voleurs.
D'honnête homme il n'y avait eu que celui-là, et il était vite mort, de faim.
Italo Calvino sur wikipedia
Italo Calvino est un écrivain italien et un philosophe du XXe siècle, né à Santiago de Las Vegas (Cuba) le 15 octobre 1923 et mort à Sienne (Italie) le 19 septembre 1985, à l'âge de 62 ans.
Calvino est à la fois un théoricien de la littérature, un écrivain réaliste, mais aussi et surtout — pour le grand public — un fabuliste plein d'humour : sa production très riche fait de lui l'un des plus grands écrivains italiens de la période moderne.
D'abord attiré par la veine néoréaliste de l'après-guerre italienne, Calvino s'oriente ensuite vers la littérature populaire, en particulier vers l'univers de la fable, et devient membre de l'OuLiPo1. Dans la trilogie Nos ancêtres qui comprend Le Vicomte pourfendu (1952), Le Baron perché (1957) et Le Chevalier inexistant (1959), il exploite la veine fantastique en mêlant le cadre de la fable et l'allégorique. Il en ressort une morale qui est d’abord une invitation à la nuance, avec même un certain pessimisme dans le dernier roman. Le romancier continue d'ailleurs à traiter dans ses œuvres de la réalité quotidienne comme dans Marcovaldo, roman en deux parties paru en 1958 et 1963.
Parallèlement à l'écriture littéraire, Italo Calvino a collaboré à divers scénarios pour le cinéma.
Le mouton noir
Il était un pays où il n'y avait que des voleurs. La nuit, tous les habitants sortaient avec des pinces-monseigneur et des lanternes sourdes pour aller cambrioler la maison d'un voisin. Ils rentraient chez eux à l'aube, chargés, et trouvaient leur maison dévalisée.
Ainsi, tous vivaient dans la concorde et sans dommage, puisque l'un volait l'autre, et celui-ci un autre encore, et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'on arrive au dernier qui volait le premier. Le commerce, dans ce pays, ne se pratiquait que sous forme d'embrouille tant de la part de celui qui vendait que de la part que celui qui achetait. Le gouvernement était une association de malfaiteurs vivant au détriment de ses sujets, et les sujets, de leur côté, avaient pour seul souci de frauder le gouvernement. Ainsi, la vie suivait son cours sans obstacles, et il n'y avait ni riches ni pauvres.
Or, on ne sait comment, il arriva que dans ce pays on trouva pourtant un homme honnête. La nuit, au lieu de sortir avec un sac et une lanterne, il restait chez lui à fumer et à lire des romans.
Les voleurs arrivaient et s'ils voyaient la lumière allumée ne montaient pas.
Cela dura quelque temps, puis il fallut lui expliquer que s'il voulait vivre sans rien faire, ce n'était pas une raison pour ne pas laisser agir les autres. Chaque nuit qu'il passait chez lui, c'était une famille qui ne mangeait pas le lendemain.
L'homme honnête ne pouvait rien opposer à ces raisonnements. Il se mit, lui aussi, à sortir le soir et à revenir à l'aube, mais il n'était pas question de voler. Il était honnête, il n'y avait rien à faire. Il allait jusqu'au pont et restait à regarder l'eau couler. Il revenait chez lui et trouvait sa maison dévalisée.
En moins d'une semaine, l'homme honnête se retrouva sans un sou, sans rien à manger, la maison vide. Et jusque-là, il n'y avait rien de trop grave, car c'était de sa faute ; le malheur était que, de cette manière d'agir, naissait un grand bouleversement. Car il se faisait tout voler, mais pendant ce temps il ne volait rien à personne ; il y avait donc toujours quelqu'un qui, rentrant chez lui à l'aube, trouvait sa maison intacte : la maison qu'il aurait dû, lui, dévaliser.
Le fait est que, au bout de peu de temps, ceux qui n'étaient plus cambriolés devinrent plus riches que les autres et ne voulurent plus voler. Et d'autre part, ceux qui venaient pour voler dans la maison du l'homme honnête la trouvaient toujours vide ; ainsi devenaient-ils pauvres.
Pendant ce temps, ceux qui étaient devenus riches prirent l'habitude, eux aussi, d'aller la nuit sur le pont, pour regarder l'eau couler. Cela augmenta la confusion, car il y en eut beaucoup d'autres qui devinrent riches et beaucoup d'autres qui devinrent pauvres.
Or les riches comprirent qu'en allant la nuit sur le pont ils deviendraient pauvres en peu de temps. Et ils pensèrent : « Payons des pauvres qui iront voler à notre compte. » On rédigea les contrats, on établit les salaires, les commissions : naturellement, c'étaient toujours des voleurs, et ils cherchaient à se tromper mutuellement. Mais, comme à l'accoutumée, les riches devenaient de plus en plus riches et les pauvres toujours plus pauvres.
Il y avait des riches si riches qu'ils n'avaient plus besoin de voler ni de faire voler pour continuer à être riches. Mais s'ils s'arrêtaient de voler ils devenaient pauvres parce que les pauvres les dévalisaient. Alors ils payèrent les plus pauvres parmi les pauvres pour protéger leurs biens des autres pauvres, et ils instituèrent ainsi la police, et construisirent les prisons.
De cette manière, peu d'années après l'arrivée de l'homme honnête, on ne parlait plus de voler ou d'être volé, mais seulement de riches ou de pauvres ; et pourtant ils restaient toujours tous des voleurs.
D'honnête homme il n'y avait eu que celui-là, et il était vite mort, de faim.
Italo Calvino sur wikipedia
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